Le soir, comme Bruce revenait, la nuit tombait. Il était dans la première voiture. Le remorqueur flamboyait devant lui avec un bruit terrible, et de grands rayons rouges, qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les roues. Le convoi qui partait du Capitole a rencontré le sien, à l'arrivée de la gare. Rien d'effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l'une par l'autre. On ne se distinguait pas d'un convoi à l'autre ; on ne voyait passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris, des rires, des huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de mille personnes ainsi emportées, les unes à l'est, les autres au couchant.

Et cette masse de gens se déferle à l'ouverture des portes, noyant la gare du Capitole sous la colonie humaine, là où l'esprit de ruche des primates nombreux hôte toute pensée… Bruce perd la notion du temps, la notion de l'espace, il vit la vie de mille autres, renâcle quand la foule se serre, s'apaise quand elles circulent, sous le regard des statues de pierre et des colonnades qui sont à cet instant bien plus humaines que la marée organique.

"Ça va pas, mais pour qui vous vous prenez !"

tonne l'un des insectes bousculé du ruisseau, les coudes du géant ayant heurté l'une des têtes bien trop nombreuses et bien trop petites. Cette interaction humaine le fait sortir de sa rêverie, prendre conscience de sa propre envie, prendre conscience qu'il n'en a rien à foutre de la colère de ce type.

"Bouge."

Frappé par une force inarrêtable, le petit être de chair n'est en rien inamovible. Un bon coup se fait entendre, une perte de souffle. Il aurait pu tomber à la renverse si Bruce ne l'avait pas retenu par le col au dernier moment, non sans ajouter à demi-mots "attention où vous mettez les pieds" avant de repartir dans les vagues de personnes qui essaient de s'extirper de l'endroit… L'homme reste quelques instants penaud, avant de repartir dans sa propre vie sachant que plus jamais il ne recroisera ce géant.

Bruce, lui, se déplace avec une idée en tête, maintenant éveillé au monde, il faut donner à sa machine l'essence qui nécessite son fonctionnement. L'or noir de n'importe quel inspecteur, le breuvage de l'éveil, et un bon quart de la paye du militaire. Heureusement, les gares sont des lieux de rencontre, de vie, de passage, et comme chacun de ces lieux, ils accueillent en leur sein l'un des trésors de l'humanité, un bar !

"Steven, un grand café s'il te plaît… et une bière aussi."

"Bruce, un plaisir de te voir assis toi ! J'espère que ton aller-retour à la campagne s'est bien passé."

Un haussement d'épaules comme seule réponse, il n'avait pas vraiment envie de parler de ça ou même de parler de lui en ce moment. Heureusement, Steven connaît ces moments où Bruce préfère s'effacer. Il apprécie ça et se plaît à discuter avec lui des racontars de la ville, des affaires mystérieuses, des histoires de disparition en tout genre, ou d'amants qui se séparent sur le bitume de la gare… Cela convient à Bruce. Il vient dans ce genre d'endroit pour oublier ses problèmes et connaître ceux des autres.

You would never have to need to beg work or steal
If all this sounds worth, then let’s make a deal
All you want in life for the price of your soul,
All the money you can fold, power you can hold
I’ll put you in control, only if you’re down to roll down these train tracks tonight

Quel idiot es-tu d’aller chercher à Libertia en premier lieu. C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin; et en tant qu’un des meilleurs détectives de la gendarmerie de Corabyss, tu devrais-toi-même le savoir.
Cependant, ce n’était pas le détective qui s’inquiétait, mais le père. De toute façon, tu avais perdu ton badge et ta plaque alors à quoi bon ?
Par chance que tu avais tes économies pour te subvenir, mais la vérité était que tu devrais éventuellement te trouver un travail, Fredrick. Et à voir l’économie actuelle, ton manque de diplôme d’études, ton statut de vétéran hautement troublé et ton dossier taché, qui voudrait bien t’embaucher ?
Tu allais devoir travailler à ton compte.
Mais pour le moment, tu devais retrouver Molly.

Les pensées se bousculaient entre tes deux oreilles que tu venais faire basculer ta tête vers l’arrière dans un lourd soupir.
Le train était en retard, non ?
Tu venais glisser une cigarette entre tes lèvres, ça te garderait probablement beaucoup plus patient. Et malgré la foule qui s’agrandissait autour de toi, tu avais cette impression que tu étais seul.
Les journaux.
Les journaux, oui… si une jeune fille mineure venait être trouvée, ils feraient une annonce dans les journaux, non ?
Ou alors, peut-être aller vérifier dans les pensions pour femmes et les orphelinats ?
Aurais-tu l’air d’un sale pervers à foutre ton nez partout comme ça ?

Non.
Pas un pervers.
Tu étais un père inquiet, un père désolé.

Le trajet avait été long et tu l’avais dormi, pour la plupart. Après tout, tu avais attrapé la mort suite à cette stupide tentative de suicide ratée, et tu n’étais pas tout à fait rétabli de ta fièvre.
Quelle idée de se jeter dans les ravins du Port Marépave en plein mois de janvier, par chance que cette jeune femme avait pris l’initiative de t’aider malgré la honte qu’elle t’a mise…

Tu étais finalement arrivé à destination : la grande capitale de Libertia. Il t’était souvent arrivé d’aller y passer des weekends avec Ellias, mais jamais tu ne te serais vu séjourner de toi-même temporairement à la ville.

Au final, c’était dans un bar que tu t’étais retrouvé, ce soir-là.
Un journal en main que tu venais analyser au peigne fin, tu tendais l’oreille pour épier les diverses conversations qui avaient lieu autour de toi. N’importe quelle mention d’une petite rouquine, c’était ce à quoi tu t’attendais.

Elle te manquait, Molly.
Tu allais la retrouver.

C’est alors que tu venais porter ton rhum pétillant à tes lèvres qu’un grand gaillard venait prendre place à côté de toi. Quelqu’un que tu avais déjà croisé dans une vie que tu avais jadis déjà vécu, mais dont l’existence t’était si moindre que vous ne vous rappeliez plus réellement de qui vous étiez.
Des camarades, sauf que toi, tu ne te rappelais plus grand-chose de la guerre.

Cet homme était un régulier; il voulait un café et une bière. Il connaissait le barman, une connaissance assez familière, si tu te fiais à la conversation.

Tu les laissais échanger avant de simplement venir souffler une fois que le barman avait le dos tourné.

« Vous êtes de la ville ? »

Tu venais dévier les yeux sur lui l’espace d’un instant.
Non, tu ne le reconnaissais toujours pas.
Dommage…

«Vous êtes de la ville ?»

Bruce lève la tête de sa tasse et plonge ses yeux dans les deux perles noires qui servent d'yeux à un jeune homme. Sous le bruit étouffé des trains, les paroles des foules humaines, le mouvement pressé, toujours plus pressé qu'inspiré par les gares, ses yeux semblent troublés de problèmes, comme on en croise souvent dans ce genre d'endroit.

Le géant s'assoit, faisant grincer la chaise d'acier sous son poids. La bière est la première des deux sœurs à arriver sur la table, s'envolant rapidement vers la bouche de Bruce qui boit un bon quart de son contenu avant de la reposer. Il tourne à nouveau la tête pour se reconcentrer vers ce qui va sembler être son collègue de comptoir pour les quelques minutes à venir… Qu'y a-t-il de mal à faire la conversation après tout ?

« Et oui, je vis ici… En tout cas, depuis quelque temps. »

Bruce saisit cette fois-ci le café que l’on lui sert, remerciant d’un mouvement d'été le propriétaire du bar, et avale là aussi quelques gorgées du liquide noirâtre. S’ensuit la fin de son rituel, alors que les habitudes reprennent le dessus. Il cherche dans la poche de son long manteau noir un paquet de cigarettes et un briquet… Plus rapide qu'un instant, le poison est à sa bouche, la fumée danse dans les airs, et le paquet est tendu vers son compagnon de fortune.

« Une cigarette ? »

Dit le géant sans pour autant croiser le regard du monsieur, levant sa tête vers le toit de bois de la bâtisse où le fil des ampoules grésille pour souffler la fumée grise.

« Alors l’ami, qu'est-ce que tu viens faire ici ?... Mmmh, laisse-moi deviner. Tu n'es pas un client régulier, ça je le sais…. Et ce n'est ni le genre d'endroit que l'on choisit, ni la bonne heure pour tester un nouvel endroit. Un voyage ? Non, tu n'as pas l'air d'avoir de sac… Tu attends quelqu'un peut-être ? »

C’est ce qui est le plus probable… Cependant, cette personne ne doit pas venir du train, le prochain n'arrive que dans une bonne demi-heure… Et si c'était un rendez-vous, il ne s'amuserait pas à parler aux habitués. Tiens, félicitations amis du comptoir, tu viens d'attirer l'attention de Bruce.

La pénombre semblait atténuer tes signes de fatigue alors que tu venais regarder cet homme du coin de l’œil. Oh, tu ne le connaissais pas, et vice-versa. Mais à quoi bon te creuser la tête ? Tu avais besoin de renseignements, et pour les chercher, tu avais besoin d’une personne qui connaissait Libertia autant que tu connaissais Corabyss.

Cet homme relevait la tête pour te regarder dans les yeux, venant vaciller entre ses deux boissons. Votre conversation qui se voulait secrète étouffée par le brouhaha qui vous entourait, mais toi, tu n’avais pas de mal à l’écouter.
Le propriétaire du bar semblait vous surveiller, ou vous assister, peu importe. Il s’asseyait devant vous, faisant grincer sa chaise, alors que l’homme à qui tu t’adressais prenait une large gorgée de sa bière. Il confirmait ce que tu disais; il vivait à Libertia depuis quelques temps, mais connaissait-il les environs ?
Tu venais légèrement plisser du nez, comme déçu de cette réponse. Mais Fredrick, tu n’avais absolument rien à perdre. Tu hésitais à la façon dont tu aborderais la conversation, mais pour l’heure, tu étais interrompu par une cigarette qui t’était offerte. Tu venais hocher la tête, en venant souffler un bref merci, alors que tu glissais l’objet de ton addiction entre tes lèvres.

C’est drôle, c’est comme ça que ça a commencé avec Ellias.
Heureusement que tu ne pendras pas cette route, cette fois-ci.

Il te posait une question, mais tentait de se répondre lui-même. Il savait que tu n’étais pas régulier, il observait… Tu venais légèrement hausser un sourcil, en tirant une latte sur cette cigarette qu’il t’avait offerte.

« Je ne suis que de passage... »

De passage pendant une journée, ou une nuit. Ou tout le temps que ça te prendra pour chercher ta fille dans cette ville beaucoup trop grande pour elle. Mais pour l’heure, tu avais du temps à tuer avant de te rendre à l’hôtel.

« Je n’attends personne. En fait… je suis plutôt à la recherche de quelqu’un. »

Tu venais froncer les sourcils. Était-ce le moment où tu aurais l’air d’un père ingrat qui n’a pas de contrôle sur son enfant ?
Tu soupirais alors que tu délaissais ta cigarette, l’espace d’un instant, pour venir finir presque d’une traite ce qui te restait de ton rhum n’ coke. Ça te prendrait sans doute ça pour t’aider à avaler la pilule de ta réalité.
Au final, tu déviais à nouveau tes mirettes d’émeraude vers lui, verrouillant ton regard avec le sien.

« Je cherche ma fille. »

Tu tirais longuement sur ta cigarette, toujours en regardant dans ses yeux. Et malgré ce ton neutre, malgré l’expression vide qui accompagnait la tragédie que tu venais de laisser tomber sur lui, il pouvait remarquer cette lueur d’inquiétude briller au fond de ton regard, s’il observait juste assez.
Tu venais exhaler cette nicotine qui venait embrumer les ampoules grésillantes, alors que tu penchais la tête sur le côté.

« Qui a eu la brillante idée de lever le camp sans prévenir… et avec les crapules qui rôdent en Unova, je suppose que vous vous doutez qu’il est assez pressant de la retrouver. »

Tu soupirais lourdement.

« …pour être franc, je vous avouerais que je dois piler sur mon orgueil et demander de l’aide. J’ai besoin de yeux qui connaissent Libertia et surtout son activité criminelle. J’ose m’imaginer le pire, et je préfère fouiller là-bas en premier. »